Le tribunal de grande instance de Metz jugeait ce jeudi le conflit opposant le Crédit agricole de Lorraine à des clients, qui lui reprochent la vente de désastreux prêts immobiliers en francs suisses. En Alsace, plusieurs emprunteurs accusent, eux, UBS d’avoir annulé unilatéralement leurs prêts, avec des conséquences catastrophiques.
Ni les banques, ni les tribunaux n’en ont fini avec les prêts immobiliers toxiques, ces emprunts contractés en francs suisses par des particuliers à la fin des années 2000. Mediapart a récemment montré comment, entre 2007 et 2009, la BNP a largement minoré le risque dans les documents qu’elle utilisait pour former ses intermédiaires et pour appâter ses clients. Les prêts immobiliers étaient présentés comme très peu risqués, offrant des conditions financières imbattables. Près de 500 plaintes ont été déposées, au pénal comme au civil, contre la banque française. Mais elle n’est pas seule à être visée, et les salles d’audience voient se multiplier les procédures dans ce type d’affaires.
Ce jeudi, s’est ouvert au tribunal de grande instance de Metz la première audience dans le procès intenté contre le Crédit agricole de Lorraine par une petite quarantaine de ses clients, pour les mêmes motifs : la banque n’aurait reculé devant aucun moyen pour convaincre ses riches clients d’investir via des prêts en francs suisses. Autre dossier judiciaire, à front renversé cette fois, en Alsace : des emprunteurs accusent au contraire la banque helvète UBS, qui leur offrait elle aussi des prêts en francs suisses, de les avoir brutalement sortis de ses comptes. En quelques mois, ils ont été priés de rembourser la totalité du montant prêté. Certains ont retrouvé en urgence un prêt dans une nouvelle banque. D’autres ont dû vendre leur maison, parfois contraints en justice par la banque. Le procédé est légal en Suisse, mais peut être considéré comme abusif en France, assurent leur avocat. Le mic-mac transfrontalier est total.
En Lorraine au moins, les choses sont claires. En 2007 et 2008, environ 250 clients se sont vu offrir une offre censément mirobolante, proposée par la caisse locale du Crédit agricole, et vendue par des conseillers de gestion en patrimoine indépendants. Comme l’a bien raconté Libération, le principal produit financier proposé, baptisé « Paradise Rock », était censé permettre de financer de « magnifiques villas de haut standing » aux Antilles, qui servaient surtout à accumuler les ristournes fiscales. Les clients alléchés versaient une mensualité en euros, qui servait en fait à rembourser le capital et payer les intérêts en francs suisses.
Problème, tout comme la BNP, la banque avait fermé les yeux sur la possibilité que la parité entre l’euro et le franc suisse s’effondre. Ce qui n’a pas manqué d’arriver. Depuis 2008, l’euro a perdu entre 25 et 30 % de sa valeur face à la monnaie helvétique. Résultat pour les clients ayant contracté un crédit en francs suisses mais le remboursant en euros : non seulement la somme fixe qu’ils versent tous les mois leur permet en fait de rembourser entre 25 et 30 % d’intérêts en moins ; mais surtout, le capital initial qu’ils doivent rembourser a augmenté dans les mêmes proportions !
Réunies autour de l’avocat Arnaud Métayer-Mathieu, une soixantaine de personnes ont déjà attaqué le Crédit mutuel au civil. Une moitié d’entre eux passent aujourd’hui au pénal. Contrairement aux clients de la BNP, ils ne peuvent pas s’appuyer principalement sur l’argument d’un défaut de conseil : même si la hausse du franc suisse n’avait pas été prévue dans les proportions atteintes, le Crédit mutuel avait distribué plusieurs documents alertant les emprunteurs sur ce « risque de change ». « Nous estimons avoir agi dans le respect de toutes les normes réglementaires en vigueur », affirme la banque à Mediapart. Elle rappelle par ailleurs que les particuliers concernés exercent des professions libérales, sont parfois notaires, ou chefs d’entreprise notaires. Une clientèle « avisée », « plutôt patrimoniale », parfaitement au fait des possibilités de « risque de change ».
Ce n’est bien sûr pas l’avis de l’avocat des emprunteurs. « Si des informations complètes ont bien été délivrées à certains clients, elles ne l’ont pas été pour tous, assure-t-il. Et dans la pratique, les avantages de ce type de crédit étaient très appuyés dans les argumentaires des commerciaux, et les risques encourus systématiquement minimisés. » Mais ce n’est pas le principal argument juridique qu’il développe. Il accuse surtout la banque de démarchage illicite, estimant que les conseillers financiers et les gestionnaires de patrimoine n’ont respecté « aucune des nombreuses règles légales qui encadrent le démarchage pour vendre des produits financiers, qui plus est lorsqu’ils sont aussi risqués ». L’enjeu est d’importance. « En conséquence de la nullité du contrat, les banques seraient tenues de restituer aux emprunteurs l’intégralité des sommes versées et les emprunteurs n’auraient à rembourser que le seul capital emprunté, sans les intérêts ni les pertes de change. » Consciente des risques, la banque multiplie, parfois avec succès, les tentatives pour trouver des accords financiers avec ses clients mécontents, n’hésitant pas à prendre à sa charge la quasi-intégralité des pertes de change contre l’abandon des poursuites.
Le Crédit agricole à la manœuvre
Selon les documents et témoignages rassemblés par les clients mécontents, que Mediapart a pu consulter, il apparaît que la banque était largement à la manœuvre dans la commercialisation des prêts litigieux, envoyant des clients potentiels aux conseillers indépendants qui vendaient les offres, s’impliquant dans la démarche commerciale, et se déplaçant régulièrement au travail ou au domicile des « cibles » pour les convaincre. Voilà qui constitue le démarchage illicite, selon l’avocat des emprunteurs. La banque, elle, dément en bloc : « Nous estimons avoir fait les choses dans les règles de l’art. Nous n’avons pas vocation à monter ce type d’opérations. Des liens entre certains de nos employés et les conseillers en gestion de patrimoine ne sont bien sûr pas exclus, mais nous n’avons jamais pris d’initiative pour prescrire formellement ces offres. »
Pourtant, au vu des échanges de courriers et d’e-mails entre un salarié de la banque et des représentants d’un conseiller en gestion de patrimoine, il semble assez clair que la banque pouvait adresser elle-même à son sous-traitant des noms de clients susceptibles d’être intéressés par les offres, et les incitait à se rendre à des réunions de présentation. La société de conseil se déplaçait ensuite pour tenter de convaincre le client potentiel sur son domicile ou son lieu de travail, et il n’était pas rare qu’un salarié du Crédit agricole l’accompagne. Dans son dossier, Arnaud Métayer-Mathieu dispose du témoignage d’un ancien salarié du Crédit agricole, qui certifie que ces déplacements étaient « une pratique courante » des banquiers.
Une fois le prêt signé, la société de conseil se rémunérait grâce à des commissions, versées par l’emprunteur et par le Crédit agricole. En revanche, assure la banque, répétant l’argument plusieurs fois à Mediapart, « nous n’avons jamais touché de commissions ». Et pourtant, dans un e-mail de mars 2007, un de ses salariés écrivait à l’un de ses correspondants, gestionnaire indépendant : « Pouvez-vous me rappeler quelles sont nos commissions sur les 2 dossiers P Rock [Paradise Rock, ndlr] que nous vous avons apportés ? »
En 2009, UBS décide d’arrêter les prêts immobiliers aux Français
Démarchage illicite ou fonctionnement banal d’une entreprise de commercialisation de produits financiers, les juges devront trancher. Tout comme ils devront se plonger dans les méandres des prêts franco-suisses qui ont fleuri en Alsace du milieu des années 1990 à la fin des années 2000. Dans cette région proche de la frontière suisse, alors que la crise financière de 2008 était encore loin, des dizaines de particuliers (autour de Colmar et de Mulhouse principalement) avaient en effet compris l’intérêt de faire appel aux banques helvètes toutes proches, le cours du franc suisse étant stable depuis longtemps, et les conditions offertes particulièrement alléchantes. « Les taux extrêmement avantageux proposés nous permettaient de diviser par deux les mensualités », témoigne François Long, un chef d’entreprise qui a emprunté 700 000 francs suisses dès 1997 auprès de la Société des banques suisses (SBS), qui a fusionné avec UBS l’année suivante.
Combien sont-ils à avoir fait la même chose ? L’Alsacien estime que SBS puis UBS ont signé 250 prêts en quelques années, et appelle les autres emprunteurs à rejoindre un collectif créé pour l’occasion. La banque ne veut ni confirmer, ni infirmer ce chiffre. Elle ne souhaite d’ailleurs pas réagir publiquement sur des dossiers judiciaires en cours. Les emprunteurs sont en tout cas nombreux à avoir signé un peu vite les contrats proposés par la banque, régis par le droit suisse. Car, comme c’est la règle à Genève ou à Bâle, un article prévoit que « la présente convention de crédit peut être dénoncée en tout temps de part et d’autre, moyennant un préavis de 3 mois ». Autrement dit, la banque peut exiger le remboursement total des sommes prêtées en toute urgence. D’autant que cet étonnant article du contrat précise que « le capital et les intérêts deviennent immédiatement exigibles, si bon semble à la banque », lorsque les informations personnelles fournies par les emprunteurs sont incomplètes ou s’ils ont un retard de plus d’un mois dans le paiement de leurs mensualités.
En résumé, si la banque change d’avis et ne souhaite plus prêter d’argent, ou si l’emprunteur subit une difficulté financière passagère, ce dernier peut être appelé à rembourser très rapidement les sommes prêtées. Et tant pis s’il ne trouve pas une nouvelle banque pour lui prêter à nouveau la somme qu’il doit rembourser. C’est justement ce qui est arrivé aux clients français d’UBS, dont certains ont dû vendre leur maison pour faire face à la situation. En février 2010, Patrick Scholz a ainsi reçu une lettre l’avertissant du retrait d’UBS du marché français. « Nous vous informons que dans le cadre de l’examen de la palette des services qu’elle met à disposition de ses clients, UBS SA a décidé, après une analyse approfondie, de renoncer aux financements sur des immeubles en France tant pour les nouvelles affaires que les affaires existantes, indiquait le courrier. Nous comprenons que cette décision peut entraîner certain désagrément, mais malheureusement nous ne pouvons aller à son encontre. »
Brigitte et Charles Weber, qui avaient contracté trois prêts entre 1998 et 2004 pour un montant total de 575 000 francs suisses (soit environ 475 000 euros aujourd’hui), ont reçu un courrier du même type sept mois plus tard, après avoir demandé des explications à la banque à la suite de rumeurs circulant à ce sujet. « UBS SA a décidé, en septembre 2009, de se retirer totalement du marché hypothécaire français et de ne plus faire de nouvelles affaires, annonçait la banque. Nous sommes à la recherche d’un partenaire optimal pour éventuellement vous offrir un financement relais à l’échéance de votre taux fixe. » « Partenaire » qui ne s’est jamais manifesté. Ils ont alors décidé d’arrêter de payer leur prêt, ce qui a abouti à sa dénonciation de la part de la banque, en mai 2011, avec une échéance quatre mois plus tard. Dans les dossiers que nous avons pu consulter, la banque a généralement doublé le délai légal des trois mois pour que les particuliers remboursent, sauf lorsqu’ils étaient en retard dans leur paiement.
Pourquoi la banque a-t-elle décidé de quitter le marché français ? Elle n’a pas souhaité nous répondre, mais il existe plusieurs hypothèses. « En 2008-2009, avec la crise financière, UBS a perdu beaucoup d’argent sur les marchés internationaux, indique un assureur alsacien, familier de ces dossiers. Pour les bureaux suisses de la banque, il est devenu clair qu’ils devaient arrêter de faire des prêts en France, peu rentables et compliqués à gérer. » Il n’est pas interdit d’envisager une autre possibilité. Fin 2009, UBS est en plein scandale américain. Deux ans plus tôt, sa filiale américaine a été prise en train d’organiser l’évasion fiscale de riches clients. Un salarié, Bradley Birkenfeld, a accepté de collaborer avec la justice, qui contraint en 2009 UBS à payer 780 millions de dollars d’amende, et de livrer au fisc des détails sur 4 450 de ses clients américains. À cette date, la banque décide de faire le ménage un peu partout dans ses pratiques, y compris en France, où nous avons déjà longuement raconté ses méthodes (qui lui valent aujourd’hui d’être mise en examen pour blanchiment aggravé de fraude fiscale). Peut-être a-t-elle alors décidé de séparer nettement ses activités suisses et françaises, pour mettre fin à toute ambiguïté.
« Je ne paierai jamais ma dette, j’ai tout perdu »
Toujours est-il que les emprunteurs ont dû très vite retrouver de l’argent pour rembourser les sommes prêtées par la banque. « J’avais quelques mois pour trouver plusieurs centaines de milliers d’euros, et tout payer, se souvient Patrick Scholz. Sinon, ils vendaient ma maison. Je n’ai pas trouvé de nouveau prêt, mais j’ai réussi à vendre moi-même ma maison, très vite. Mais ça n’a pas tout couvert, et j’ai dû reprendre deux petits prêts pour couvrir la différence. Je les paye toujours. »
D’autres n’ont pas eu cette chance. Thierry Groll, par exemple, dont la maison a été vendue le 11 juillet dernier, sur décision de justice, pour rembourser le prêt de 500 000 francs suisses (soit à l’époque 330 00 euros environ, 415 000 aujourd’hui) qu’il avait contracté en 2005. Son prêt a été rompu le 30 novembre 2010. Il pensait avoir réussi à négocier un délai pour se retourner, mais la banque a accéléré la procédure après qu’il eut payé en retard un versement trimestriel (il plaide un problème technique dans le virement bancaire, qui arrivait régulièrement, assure-t-il).
« Ma maison a été mise à prix 228 000 euros, et vendue 250 000 euros, alors qu’elle avait été estimée aux alentours de 500 000 euros quelques jours plus tôt par des agents immobiliers », regrette-t-il. Alors qu’en 8 ans, il lui a versé plus de 200 000 euros, il doit encore presque 200 000 euros à la banque, même après la vente de sa maison. Qu’il conteste d’ailleurs en justice. « Je suis encore dans la maison, et je ne bougerai pas. D’ailleurs, je ne paierai jamais ma dette restante, rage-t-il. Je suis dans le flou total, je ne sais pas du tout où je vais. J’ai tout perdu. »
Les Long ont aussi vu leur maison vendue, en mai 2011, mais ils l’occupent toujours, en multipliant les recours. La justice française a néanmoins jugé que leur prêt était soumis à la législation suisse. L’adjudication forcée a été confirmée en première instance, puis en deuxième instance et en cassation. Brigitte et Charles Weber ont, eux, réussi à faire annuler par la justice, en mars 2014, la vente forcée de leur résidence. Pour l’heure, le tribunal a lui aussi jugé que « les contrats de prêts sont soumis au droit suisse » et qu’« il n’est pas démontré (…) que la dénonciation des prêts par la banque est fautive ». En revanche, le juge a estimé qu’il fallait suspendre la vente forcée parce qu’une nouvelle procédure judiciaire a été engagée sur le fond pour contester la validité des contrats de prêt.
Les époux Weber et Groll sont aujourd’hui défendus par l’avocat David Dana, qui compte dénoncer l’article des contrats indiquant qu’ils peuvent être annulés « en tout temps » par la banque et par les clients, et que la banque peut le faire dès qu’un versement n’a pas été effectué par les emprunteurs. Dans le droit français, une telle clause est considérée comme abusive, et donc caduque de fait. Or, l’avocat estime que « malgré l’application de la loi suisse, les emprunteurs peuvent invoquer l’application des dispositions protectrices françaises ». Ils pourraient ainsi faire annuler cet article litigieux, et demander des dommages et intérêts pour le préjudice subi.
L’avocat compte s’appuyer sur un texte européen de 1980, la « convention de Rome », qui prévoit dans son article 5 que le choix d’un consommateur européen de signer un contrat de droit étranger « ne peut avoir pour résultat de priver le consommateur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi du pays dans lequel il a sa résidence habituelle ». Il se heurtera néanmoins à une vraie difficulté : lorsque les époux Long ont contesté l’adjudication forcée de leur maison, ils avaient déjà présenté cet argument. Et la cour de cassation avait décidé, en décembre 2010, que la convention de Rome ne pouvait pas s’appliquer à leur cas, car ils « ne rapportaient pas la preuve de l’existence » d’un démarchage sur le sol français, ni celle de « publicité ou d’actes précontractuels réalisés en France ». Cette fois, il faudra présenter les preuves.
11 septembre 2014 | Par Dan Israel